La démocratie c’est un
régime qui permet le pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple.
On peut ajouter pour
que la démocratie existe, chacun doit voter librement en son âme et conscience
et qu’un vote en égale un autre donc que les notions de liberté et d’égalité
constituent le socle sur lequel elle repose.
Mais cela ne va pas
plus loin.
La démocratie de ce
point de vue n’est qu’une sorte de procédure qui permet à chaque citoyen
d’exercer son droit de vote pour choisir ses représentants ou pour voter
directement (dans le cadre de la démocratie représentative par le référendum).
Tel n’est pas le cas
du projet démocratique qui est sans doute mal nommé et qui pourrait être appelé
de manière plus appropriée «projet humaniste» et qui élève la démocratie à une «dignitocratie»
ou «respectocratie».
Ainsi, le projet
démocratique ou humaniste ne se limite pas à donner le droit de vote et à faire
d’un régime celui du peuple par le peuple et pour le peuple mais de faire de
l’individu, un citoyen éclairé et responsable capable de prendre en main son
projet de vie et de le construire avec succès.
Un citoyen auquel la
société garantit son autonomie ainsi que le respect de sa dignité et de son
individualité.
Même si la démocratie
stricto sensu comme procédure politique demande pour fonctionner du mieux
possible un tel citoyen, elle peut néanmoins exister, comme on le constate
quotidiennement depuis son introduction, sans celui-ci, c’est-à-dire avec des
individus incapables de prendre leur projet de vie en main, incapable de
distinguer leurs intérêts, ceux de leurs proches et ceux de la société dans
laquelle ils vivent et auxquels n’est garanti ni leurs dignités, ni leurs individualités
mais ayant pourtant ce droit de vote dans une société dont le régime est
souvent à l’opposé du projet démocratique ou humaniste.
Cette différence entre
la démocratie, simple procédure politique, et le projet démocratique ou humaniste,
régime basé sur des valeurs, des principes et des règles humanistes, permet à
des pays autocratiques d’affirmer être des démocraties que l’on nomme
«démocraties illibérales», une sorte d’oxymore qui n’en est pas un si l’on fait
fi de tout ce qui devrait accompagner la tenue d’élections au suffrage
universel pour qu’il s’agisse d’une «vraie démocratie» c’est-à-dire d’une «dignitocratie»
ou «respectocratie».
Il semble donc
important de pouvoir renommer ce qui doit l’être pour ne pas confondre une
simple technique électorale et un projet politique humaniste tant le terme de
démocratie a été instrumentalisé et dévoyé depuis son invention en Grèce où
déjà il prêtait à tous les détournements puisque considérer Athènes comme une
démocratie alors que le fait que les femmes et les esclaves ne pouvaient voter
était déjà une apparence, de même pour la démocratie américaine originelle qui
empêchait les noirs et les «native americans» d’être des citoyens ayant le
droit de vote.
«Au service des autres», cette notion a perdu non seulement
son attractivité mais également de son attraction en tant que mission estimée
et estimable.
Désormais, une majorité de personnes considère que le
service rendu à l’autre – gratuit ou rémunéré – c’est se rabaisser, c’est être
un inférieur, c’est abandonner sa fierté, c’est être le larbin des autres, l’opprimé,
une sorte de serf ou d’esclave moderne…
Une complète aberration car «rendre service», «être utile»
dans son activité professionnelle, «servir à quelque chose» donne souvent du
sens à son existence, apporte cette vraie fierté de celle qui élève et permet
de l’estime de soi.
Toujours est-il que du serveur de restaurant au médecin, en
passant par l’enseignant ou le journaliste, le service aux autres est en crise.
Pas de la même manière.
Pour l’emploi de serveur ou la profession de médecin et d’enseignant,
c’est une «crise des vocations».
Les restaurants ont du mal à trouver du personnel tout comme
les hôpitaux et les écoles en partie parce qu’il faut s’occuper des autres.
Dans d’autres cas, comme les journalistes, ce n’est pas une
crise des vocations mais la notion même du métier – ici, donner de
l’information aux autres – qui est contestée pour être remplacée par des sortes
de tribunes libres continuelles où l’information n’est plus qu’un moyen de se
mettre en avant et non une fin.
De nos jours être influenceur sur les réseaux sociaux où
l’on parle sans fin de soi, de sa vie, de ses choix, de sa vision du monde,
etc. est bien plus prisé comme activité et pas seulement parce que l’on peut
faire fortune.
Influenceur c’est pouvoir être dans l’égotisme total où
l’autre n’est qu’un faire-valoir qui vous fait gagner de l’argent tout en lui
délivrant sa bonne parole sur tout et n’importe quoi tout en se mettant en
scène dans des vidéos à son propre culte.
«Recruter» un influenceur est donc beaucoup plus facile que
de recruter un enseignant, un médecin, une infirmière, un policier ou un
pompier.
Faire de la politique de nos jours ne consiste plus souvent
à rendre service aux autres mais à se mettre en scène, à poursuivre un plan de
carrière et à briller dans les médias.
Dans cette dernière activité, créer le buzz est bien souvent
plus important que de participer concrètement à la direction du pays et à
régler les problèmes, ce qui amène à être dans le spectacle permanent avec une
volonté d’être glorifié et non dans une mission où prime la notion de devoir
envers la société, d’être à son service.
Rien ne permet de dire que l’on peut inverser cette tendance
parce qu’elle est la conséquence de l’évolution de nos sociétés modernes avec
la montée de l’autonomisation égocentrique des individus qui est de plus en
plus prégnante et qui s’accompagne d’un comportement irresponsable, irrespectueux
et d’une demande d’assistanat.
Et c’est l’objectif même de la démocratie républicaine
libérale qui est corrompu.
Car le projet démocratique est bien de permettre à l’individu
d’être de plus en plus autonome afin de prendre sa vie en charge mais tout en étant
responsable de ses choix et de les assumer tout en respectant la dignité de
l’autre mais aussi la communauté dans laquelle il vit.
Or cette autonomisation débridée et uniquement tournée vers
soi sans assumer les responsabilités et les devoirs qui vont avec envers l’autre
et sa communauté provoque des comportements où l’on considère que tout ce qui n’est
pas une déférence à soi des autres est un abaissement inacceptable de sa
personne.
Le bien vivre ensemble, voir le vivre ensemble tout court,
est donc menacé de se transformer en espace de continuelles revendications autocentrées
et dont la crise du service aux autres en est un des phénomènes les plus emblématiques.
Il est rare qu’un raciste défile tout seul dans une ville
avec banderole, mégaphone et autres ustensiles du parfait manifestant en
éructant des propos abjects.
Une foule, elle, le fait.
Ce n’est évidemment pas une découverte tant les phénomènes
de foule avec leurs comportements haineux et violents ont été documentés.
Les lynchages aux Etats-Unis au cours des deux derniers
siècles en sont parmi les exemples les plus répugnants.
Or donc pour déverser sa haine, sa rage, ses insultes et
inciter à la violence, il vaut mieux se réunir à la fois pour voir qu’on n’est
pas le seul à les partager et pour se donner du «courage» ou plutôt pour se
chauffer les uns les autres pour devenir des haineux et souvent passer au stade
supplémentaire de brutes belliqueuses protégées par ses congénères.
Mais il n’était pas toujours facile de se retrouver et de se
mobiliser dans l’«ancien temps» quand internet n’existait pas même si les
chasses aux sorcières sont souvent parties des places de village ou des
tavernes, voire des lieux culte...
Depuis une vingtaine d’années, les réseaux sociaux ont
permis ces rencontres et ces mobilisations.
Citons-en deux particulièrement emblématiques: le mouvement
du Tea party aux Etats-Unis en 2008 et celui des Gilets jaune en France en
2018.
Et il y en a qui ont compris tout l’intérêt d’utiliser ces
nouveaux moyens de communication: les populistes et les extrémistes.
Ainsi du Tea party récupéré par l’aile extrémiste du Parti
républicain et des Gilets jaunes récupérés par LFI et le RN.
Des populistes et des extrémistes qui ont compris également
que les médias, notamment audiovisuels et plus particulièrement les chaines
d’info en continue, seraient friands de cette soi-disant «colère du peuple» et
feraient les parfaits vecteurs de leurs mises en scène haineuses.
Pendant longtemps, les réseaux sociaux ont prétendu qu’ils
n’étaient que les messagers ou les entremetteurs mais qu’ils ne pouvaient être
tenus pour responsables de leur survenance.
Et pour prouver leur «innocence», ils acceptèrent de mettre
en place des services de modération et de fact-checking afin de neutraliser
tous les appels à la violence ou les insultes les plus abjectes.
Mais les masques viennent de tomber.
C’était déjà le cas avec Twitter devenu X dans les mains de
l’extrémiste libertarien Elon Musk.
C’est maintenant le cas avec Facebook et Instragram.
Et l’on ne parle même par de réseaux sociaux moins grand
public mais qui s’étaient fait une spécialité dans ce «laisser-faire» tel
Telegram ou Truth (le réseau social fondé par Trump).
On peut dire, dorénavant, que les réseaux sociaux qui
furent, au départ, considérés – avec une certaine naïveté pour certains et un
cynisme certain pour d’autres – comme des outils pour approfondir la démocratie
républicaine et vendus comme tels par leurs initiateurs et créateurs, sont
devenus des armes contre celle-ci.
Dès lors, on ne peut plus avoir ce regard bienveillant sur
leur existence et sur leur capacité à devenir de vrais vecteurs de la
démocratie républicaine sans un cadre réglementaire contraignant.
Il y a désormais une nécessité, surtout une urgence d’une
législation dans toutes les démocraties du monde et, en Europe, pour l’UE avec,
comme sanction ultime l’interdiction de ceux qui ne la respecteraient pas.
Croire et faire croire que ces outils sont neutres et
s’autorégulent est un mensonge qui déstabilise petit à petit la démocratie au
nom de la liberté qu’elle offre et que les réseaux sociaux n’hésitent pas à
transformer en licence et en arme contre cette même démocratie avec des
propriétaires qui, outre leur motivation à gagner le plus d’argent possible,
ont la fâcheuse tendance à se prendre pour les maître du monde et à vouloir
abuser du pouvoir qu’ils ont acquis pour diffuser leurs thèses nauséabondes.
Et l’on ne peut plus faire semblant de ne pas savoir alors
que la mascarade a pris fin avec le coming-out extrémiste de personnages comme
Musk ou Zuckerberg et que l’on connaît désormais avec précision l’utilisation
par la dictature chinoise des données de TikTok.